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Jerome Simian

Forger le meilleur athlète du monde.


Le détenteur du record du monde au décathlon est considéré comme le meilleur athlète au monde.

Le décathlon fait partie de l’athlétisme et se déroule sur deux jours au cours desquels les athlètes se mesurent sur dix épreuves. Chaque performance rapporte un certain nombre de points par épreuve, et l’athlète avec le meilleur total à la fin des deux jours remporte la compétition. Un décathlon se compose donc d’un 100m, du saut en longueur, du lancer du poids, du saut en hauteur, d’un 400m pour la première journée, du 110m haies, du lancer de disque, du saut à la perche, du lancer du javelot et d’un 1500m pour la deuxième journée.

Les décathloniens sont des athlètes très polyvalents pour qui les qualités physiques sont d’extrême importance puisqu’ils ne peuvent que difficilement égaler les compétences techniques et le volume d’entraînement des spécialistes dans chaque épreuve. Cette discipline a toujours fait partie de l’athlétisme depuis la Grèce antique et son histoire est riche de noms prestigieux tels Jim Thorpe, Daley Thompson, Dan O’Brien, Roman Sebrle ou encore Tomáš Dvořák. Jusqu’au 16 septembre 2018, le recordman du monde était l’américain Ashton Eaton avec 9045 points, une performance considérée comme intouchable. Seulement deux hommes avaient alors franchi la barrière des 9000 points… jusqu’à ce que le français Kévin Mayer ne marque 9126 points ce week-end-là! En tant que préparateur physique depuis fin 2013 du nouveau recordman du monde, je vous propose donc une vue de l’intérieur sur quelques éléments de construction du meilleur athlète au monde.

Important. Le développement des qualités physiques de Kevin a été central dans son ascension vers le record du monde mais si la préparation physique a eu un tel impact sur ses performances c’est parce qu’il a été doté d’excellentes bases techniques par son entraîneur Bertrand Valcin. En témoignent son titre de champion du monde junior (2010). L’acquisition de nouvelle capacités motrices se sont transférées rapidement dans sa performance grâce à sa maîtrise technique. Personne, aussi rapide ou fort soit-il, ne peut sauter 5.50m à la perche sans en avoir l’habileté technique.

PARTIE 1 : la course

La table de cotation du décathlon avantage les athlètes rapides. Rappelons que quatre épreuves sont des courses. De plus, la vitesse de déplacement aide à la performance en saut en longueur. Les bons sauteurs sont aussi de bons sprinteurs. Carl Lewis en demeure le meilleur exemple, lui qui a détenu le record du monde sur 100m tout en étant le meilleur sauteur en longueur au monde. A la perche aussi une bonne réserve de vitesse est nécessaire pour produire les forces importantes et plier les grosses perches qui catapultent le sauteur vers les cimes. La légende dit que Sergueï Bubka courait le 100m en 10.3. L’importance de la vitesse de course en décathlon comme base à la plupart des épreuves est donc évidente. En outre, le décathlon débute par un 100m et un bon temps sur cette distance tôt le matin montre aux athlètes qu’il sont prêts, en forme, et booste leur confiance pour les deux journées à venir.

L’Athlète

Kévin a grandi en s’adonnant aux sports collectifs, au tennis et il était un bon coureur de cross. Cela ne constitue pas une base exceptionnelle pour faire un grand sprinteur. Après quelques années d’épreuves combinées, en 2013 aux championnats du monde de Moscou, il a couru 11.27 au 100m, finissant le décathlon à une très bonne 4e place. Il avait auparavant couru en 11.04 à Tallinn avec d’avantage de vent favorable. Par contraste, en 2012 lors de son premier record du monde à 9039 points, Ashton Eaton a couru en 10.21, ce qui constituait alors la meilleure performance mondiale de tous les temps en décathlon. Une seconde plus vite! L’on s’accordait alors à dire que Kévin était très doué techniquement mais qu’il lui manquait la vitesse des grands.

Résoudre Les Points Faibles

Lorsque j’ai rencontré Kevin fin 2013, il souffrait de lombalgies chroniques et éprouvait des difficultés pour revenir d’une blessure à la cheville. Tout cela rendait difficile le développement de ses qualités de vitesse et de puissance. Ma première mission fut donc de lui permettre de retrouver une fonction de cheville normale. Il fallait équilibrer les rapports de force des fléchisseurs plantaires et des muscles de la dorsiflexion ainsi que normaliser les relations tension/longueur des muscles de l’inversion et de l’éversion.

Concernant ses lombalgies, j’ai pris le parti de nous désintéresser de sa colonne vertébrale qui était jusqu’alors la cible de sa rééducation et de concentrer nos efforts sur ses hanches. Il montrait un ratio de flexion/extension trop inégal dans ses deux hanches et la raideur de ses extenseurs de hanche était trop importante pour celle de sa colonne ? . Les extenseurs des hanches ont un effet de rétroversion sur le bassin, ce qui peut entraîner la flexion/ cyphose du rachis. Cela causait trop de contraintes postérieures lors de puissantes flexions de hanches et provoquait ainsi des douleurs, puisque les extenseurs ne pouvaient se relâcher dans le bon timing. Cela se traduisait également par une montée insuffisante du genou droit lors de la foulée. Mon premier objectif a donc été de lui enseigner l’exécution du soulevé de terre roumain de façon parfaite. Nous avons dû commencer barre à vide. Je lui ai imposé de longues pauses isométriques en position basse, volontairement fatigantes, pour forcer ses extenseurs du rachis à contrecarrer le moment de flexion des extenseurs des hanches. Après quelques sessions, lorsque c’est devenu plus facile, grâce également au travail de normalisation tissulaire adéquat, cela a fini par soulager ses lombalgies.

Comme avec chaque athlète avec qui je travaille, Kévin a suivi parallèlement un programme de reprogrammation posturale. Sa posture penchée en avant mettait en pression permanente ses orteils qui montraient déjà des signes de déformation dès son jeune âge. Le réaligner à la verticale a aussi permis de consolider les gains obtenus par les exercices.

Au fil du temps, j’ai acquis la certitude que courir vite a tout à voir avec la capacité à produire et absorber des forces au sol dans une direction adéquate. La lecture de feu Charlie Francis m’a également appris qu’une bonne technique de sprint relève davantage du réflexe que de l’exécution consciente d’une technique. Mon expérience subséquente ne fait que me le confirmer. La bonne technique de course à pleine vitesse n’est que le reflet de la structure de l’athlète, hormis pour le départ en starting-block qui requiert un apprentissage technique.

Composition corporelle

La composition corporelle est un autre point structurel important. Kévin avait un style de vie, disons… d’étudiant et était un peu trop gras pour le calibre d’athlète qu’il aspirait à devenir. Après une mesure initiale, il a tenté de perdre cet excédent de poids « à l’ancienne », c’est à dire en augmentant son volume de course.

Même si je pensais avoir une meilleure solution, je ne m’y suis pas opposé. Son entourage y semblait en effet plus favorable qu’à une prise en main nutritionnelle de ma part. Je l’avais initialement mesuré à 15% de masse grasse. Après un mois entier passé à courir comme un dératé, je le mesurais cette fois-ci à… 15.9%! Ces données factuelles l’ont convaincu de changer de stratégie. J’ai alors utilisé la méthode Metabolic Analytics pour l’évaluer. Il est ainsi apparu pertinent de réduire drastiquement sa consommation de glucides.

En suivant un mode d’alimentation pauvre en glucides, en arrêtant progressivement ses excès plus ou moins occasionnels de bière, et enfin en testant et en évitant ses éventuelles intolérances alimentaires, sa composition corporelle est ainsi passée au fil des années de 15.9% à 8% de masse grasse. Alors qu’il pesait 81kg pour 15.9% de MG en 2014, Kevin pèse 85kg pour 8% de MG désormais.

Cela représente donc un gain de masse maigre de 9kg, ce qui en athlétisme, si l’on excepte la catégorie des lanceurs, est assez considérable. Cette augmentation de masse musculaire est la résultante d’un entraînement de type force/puissance et non de méthodes d’hypertrophie, car la plupart des épreuves du décathlon sont très sensibles au ratio poids/puissance, ratio qui s’en est trouvé grandement amélioré chez Kevin, comme en témoigne l’augmentation de sa détente verticale et de sa vitesse de course.

Des gains de puissance pour mieux courir

A l’issue de mon évaluation initiale de son sprint débit 2014, il est apparu nécessaire d’améliorer ses capacités d’accélération. Kevin rebondissait bien sur la piste une fois lancé, mais il ne se lançait pas assez vite pour pouvoir pleinement profiter de ses qualités élastiques. Après la progression du soulevé de terre roumain, il a donc effectué des exercices plus dynamiques dans lesquels il était contraint de fléchir sous des forces progressivement plus importantes, ou à des vitesses plus grandes. En outre, sa nouvelle amplitude de hanches et de chevilles lui a permis de s’initier aux joies du squat complet barre devant dès le printemps. Ces exercices avaient pour objectif de lui apprendre à vaincre l’inertie puis à accélérer une charge importante.

Cette stratégie a rapidement porté ses fruits puisqu’il a couru 11.10 au 100m (avec -1m/s de vent) aux championnats d’Europe de Zurich. C’était 17 centièmes de mieux qu’à Moscou l’année précédente. Durant les deux années suivantes nous avons continué à mettre l’accent sur ses capacités d’accélération avec succès, comme l’illustre la progression de ses temps sur 100m aux Jeux Olympiques de Rio (10.81 avec -0.4m/s de vent) et aux championnats du monde de Londres (10.70 avec -0.8m/s de vent). Le programme était constitué d’un mélange de sauts en contrebas à haute vitesse et d’exercices avec barre, variantes de squats et de soulevés de terre.

Équilibre Structurel

La plupart des progrès de Kevin ont trait au renforcement de ses extenseurs du rachis. Au tout début, j’avais remarqué un redressement trop précoce à sa sortie des blocks. Ses extenseurs du rachis ne pouvaient alors supporter la puissance de ses jambes et contrer le moment de flexion induit par la rétroversion de son bassin. Plutôt que de piquer du nez, il compensait en se redressant dans une position de force plus favorable. A mesure que sa colonne est devenue plus forte, il a été capable de maintenir une position de poussée soumise à des forces de plus en plus grandes, lui permettant de continuer d’accélérer ainsi plus loin.

Mon évaluation initiale avait également mis en évidence une faiblesse relative des fléchisseurs du genou droit et des extenseurs de la hanche gauche. Travailler sur ces déséquilibres a donc été un fil rouge tout au long de ces années tant la pratique athlétique semblait les renforcer.

Après les championnats du monde à Londres en 2017, j’ai jugé nécessaire de nous focaliser davantage sur les qualités élastiques plutôt que frictionnelles de Kevin. Il accélérait désormais suffisamment pour profiter de son élasticité. Il a donc passé beaucoup de temps à rebondir dans différentes positions ciblant différents groupes musculaires pendant toute la période d’automne 2017. L’option s’est avérée payante puisqu’il a amélioré son record personnel en 6.85 sur 60m lors des championnats du monde en salle 2018 de Birmingham malgré un vilain temps de réaction de 220 millièmes, ce qui le situait plutôt aux alentours des 6.78 selon moi. Dans la même course, le canadien Damian Warner a quant à lui couru en 6.75, lui qui est l’actuel détenteur de la meilleure performance mondiale de tous les temps en décathlon sur 100m en 10.15. Malgré des jambes lourdes dues à un programme hivernal de compétitions volontairement chargé, Kevin a remporté le titre mondial de haute lutte.

Au printemps 2018 nous avons de nouveau travaillé les qualités d’accélération. Les soulevés de terre sont ainsi réapparus sur les réseaux sociaux! Grâce à ce gain de force dans sa chaîne postérieure, Kevin alors à 85kg, a porté son record au lancer de poids à 16.51m lors du meeting de Paris en juin. Nous avons conservé cette ligne de travail jusqu’aux championnats d’Europe de Berlin, où il a entamé son décathlon avec un 10.64 record sur 100m malgré encore une fois un temps de réaction de 220 millièmes. Après avoir fait un « zéro » au saut en longueur, Kévin s’est concentré sur la préparation du Décastar, le meeting d’épreuves combinées de Talence au mois de septembre.

Son travail de force a donc visé le développement des mêmes qualités avec notamment du soulevé de terre prise d’arraché. C’est seulement au cours de l’ultime semaine avant Talence qu’il a eu à réaliser de façon plus dynamique des arrachés en prise d’épaulé. La suite fait dorénavant partie de la légende : il entame ce qui deviendra le nouveau record du monde du décathlon avec un chrono de 10.55 sur 100m (et un temps de réaction normal de 160 millièmes).

Capacité d'accélération

Kévin a couru plus vite chaque année depuis 2014 entre 22 et 26 ans, ce qui n’est généralement pas la norme. La vitesse, soi-disant, ne s’apprend pas. Les bons décathloniens sont naturellement doués en vitesse et deviennent plus forts, améliorent peu à peu leurs sauts et leurs lancers. Ils progressent assez rarement en vitesse tout spécialement lorsque l’entraînement ne comporte qu’assez peu de sprint. D’ailleurs avant les Jeux de Rio, Bertrand Valcin m’a fait la remarque qu’il ne pensait pas que Kévin battrait son record sur 100 au vu du peu de séances de sprint effectuées cette année-là.

Pourtant il l’a amélioré d’un peu plus d’un dixième de seconde. L’autre facteur à prendre en considération est le fait que les spécialistes du 100m ont généralement besoin de 10 à 15 compétitions pour atteindre un pic de performance. L’intensité maximale des courses est difficilement réplicable à l’entraînement. Kevin court au mieux quatre 100m dans l’année, championnats inclus. La plupart de ses progrès en vitesse proviennent donc de sa préparation générale plutôt que de l’exposition à des intensités de course maximales.

L’amélioration de ses qualités de puissance et l’allongement de sa foulée lui ont facilité la transition vers un départ en sept foulées sur le 110m haies, juste avant le début de la saison en salle 2017. Cette année-là son record personnel de la discipline s’est amélioré de 2 dixièmes de secondes. Au total, son chrono de référence au 110m haies est passé de 14.21 à Moscou en 2013 à 13.75 (-1.1m/s de vent) à Talence, et même 13.71 (vent nul) lors d’un meeting un peu plus tôt dans la saison. Le départ en sept foulées lui a permis, non seulement d’arriver plus rapidement à la première haie, mais également d’avoir une trajectoire plus plate au-dessus de l’obstacle, le plaçant plus favorablement pour le restant de la course, dans une épreuve où le rythme est plus important que la vitesse pure. Sa posture renforcée lui a aussi conféré une plus grande raideur derrière la haie et une position de bassin plus haute dans l’intervalle.

Ses gains de vitesse sur 100m se sont également traduits par un record personnel en 48.26 sur 400m aux championnats du monde de Londres en 2017. Le développement de la capacité lactique étant coûteux en termes de récupération, l’accent n’a pas été mis à l’entraînement sur ce type de séance. En outre Kevin n’avait pas couru un seul 400m cette année-là en compétition. Il possède cependant une bonne marge de progression sur la distance, si l’on compare son chrono à ses 10.55 sur 100m.

L’époque où Kevin courait 4.18 au 1500m est peut être révolue mais qui s’en plaindrait? Il est recordman du monde! Néanmoins en 2017 à Londres alors qu’il était virtuellement champion du monde après la neuvième épreuve, il avait l’intention de courir un bon 1500m mais en a été incapable, finissant en 4.38. Il était selon moi arrivé trop fatigué dans cette épreuve pour être en mesure de réaliser une course plus rapide, après un décathlon où il avait d’ores-et-déjà battu cinq records.

Au cours de l’année suivante, j’ai décidé d’augmenter doucement son volume de séances afin d’améliorer sa capacité de travail anaérobie et lui permettre ainsi d’arriver moins fatigué à l’ultime épreuve du décathlon. L’hypothèse n’a certes pas vraiment été mise à l’épreuve au Décastar de Talence, puisqu’il n’avait besoin que d’une course en 4.49 pour battre le record du monde. Toutefois il est à noter qu’après ces deux jours exceptionnels où il venait de battre sept (!) records personnels, et malgré un départ un peu lent avec un passage au 1000m en 3’11’’, il a réussi à courir son 1500m deux secondes plus vite qu’à Londres. Je demeure donc assez confiant sur le fait qu’il aurait eu la réserve pour courir sous les 4.30 si cela s’était avéré nécessaire.

Un nouveau profil

Hier décathlonien relativement peu rapide avec une grosse deuxième journée , Kevin est dorénavant capable de mettre la main sur la compétition dès le 100m. Ses gains en vitesse ont fait de lui le spécialiste des épreuves combinées le plus équilibré et complet de l’histoire : lors de son record du monde à Talence, il a marqué exactement le même nombre de points en première et deuxième journées : 4563 points. C’est tout à fait inédit à ce niveau. Kevin est l’exemple même d’une vitesse de course acquise par le travail ainsi qu’un entraînement soigneusement planifié et non pas simplement par le talent naturel.

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